D’autres politiques économiques sont possibles

Adhérer

Christophe Ramaux (Économiste, Centre d’Économie de la Sorbonne – Université Paris I, co-animateur des Économistes atterrés)[1]

La commission conduite par Jean-Denis Combrexelle doit remettre son rapport en septembre. Avant de juger sur pièce, il est permis de s’interroger sur l’objectif qui lui a été assigné. La lettre de mission de Manuel Valls témoigne en effet d’une profonde régression.

Une commission de réflexion est censée réfléchir de façon ouverte à une question posée, en l’occurrence celle de la place à accorder à la loi et aux accords collectifs. La lettre de M. Valls tranche au contraire d’emblée : « la place donnée à l’accord collectif par rapport à la loi dans le droit du travail en France est encore trop limitée », d’où l’objectif de « dégager des propositions pour aller plus loin, faire une plus grande place à la négociation collective et en particulier à la négociation d’entreprise ». La vocation de la commission est donc étroitement bornée : lister les dispositions – ouvrant des « perspectives nouvelles audacieuses » et pas de simples « aménagements » – permettant d’affaiblir la loi au profit des accords décentralisés, sans s’interroger sur la pertinence même de cet objectif. Or cette pertinence est éminemment discutable.

Du point de vue des intérêts des salariés en premier lieu. La lettre de Valls passe outre ce qu’est l’essence même du droit du travail[2]. Partant du principe que le salarié est, par construction, en position de faiblesse par rapport à son employeur, ce droit a été historiquement conçu pour lui donner des droits afin de rétablir un minimum d’égalité. D’où les deux principes étroitement imbriqués d’ordre social et de faveur selon lesquels les règles de niveaux inférieurs ne valent que si elles apportent un plus pour le salarié (l’accord d’entreprise par rapport à la convention de branche, celle-ci par rapport à l’accord interprofessionnel, celui-ci par rapport à la loi). « Modernisateurs » se disent-ils : en ravalant la loi au profit de l’accord d’entreprise, c’est pourtant un recul de plus d’un siècle qu’ils nous proposent. Du point de vue des entreprises elles-mêmes, cette démarche est délétère. La concurrence est totalement faussée si certaines doivent appliquer des règles sociales et d’autres pas. La loi et le principe d’extension des conventions collectives à toutes les entreprises de la branche permettent de contrecarrer cette dérive, le droit du travail prolongeant ici le principe de la « loi de la profession ».

La loi Fillon de 2004 puis celle de 2013, avec les fameux « accords de maintien de l’emploi », ont déjà ouvert la possibilité d’accords dérogatoires. Le Medef promettait avec cette flexibilisation des centaines de milliers d’emplois. Dans les faits, ces possibilités n’ont quasiment pas été utilisées par les entreprises (moins d’une dizaine d’accords signés au total)[3]. N’est-ce pas la preuve que celles-ci disposent déjà de nombreuses souplesses ? Que le souci pour elles se situe ailleurs ? Que l’emploi bloque avant tout du fait de l’insuffisance de carnets de commandes étouffés par les politiques d’austérité ? Non, répondent les libéraux. Si ces assouplissements du droit du travail ne produisent pas leurs effets c’est qu’ils sont encore trop timorés. Le médicament ne soigne pas… augmentons sa dose !

Après le CICE, le Pacte de Responsabilité, la récente loi Macron (qui assouplit encore « les accords de maintien de l’emploi »), le gouvernement persévère donc. La commission Combrexelle instituée par Valls ne compte que deux économistes plus libéraux l’un que l’autre : le dogmatisme a décidément depuis longtemps changé de camp[4].

Parmi les juristes nommés au sein de la commission figure Antoine Lyon-Caen qui s’est illustré en publiant en juin dernier avec Robert Badinter un petit livre (Le travail et la loi) proposant de remettre à plat le droit du travail autour de 50 principes. La simplification législative et réglementaire est sans aucun doute louable (ce qui vaut pour le code du travail vaut par ailleurs…). Reste que c’est par un condensé de poncifs libéraux que commencent les auteurs. En matière de chômage, on est loin d’avoir « tout essayé », « d’autres remèdes sont à portée de main » indiquent-ils. Quels remèdes ? La remise en cause de la « complexité du droit du travail », du code du travail devenu « épais, très épais même », de sorte qu’il est devenu facile de « proclamer que notre droit du travail est devenu obèse, malade ». De nombreux juristes du travail (et d’autres) se sont déjà employés à démonter certaines des propositions de nos deux éminences : quelle généralité a une proposition de refonte axée de l’avis même des auteurs sur les seules TPE et PME, la simplification du code du travail n’aura-t-elle pas pour contrepartie une explosion de la jurisprudence afin d’en préciser les termes, quid des 35 heures, du principe de faveur, etc. ? En 2004, Antoine Lyon-Caen s’était élevé contre les préconisations de la commission de Michel de Virville visant déjà, à l’instar de bien d’autres rapports – on ne les compte plus depuis trente ans ! – à simplifier le droit du travail : « L’unité de ces propositions ne vient-elle pas de la simplification du droit qu’elles annoncent à grands cris ? Heureux, certes, sont les simples écrits. Mais simples, le sont-ils par leur brièveté ? Par leur intelligibilité ? Par leur manque de raffinement ? » (avec Hélène Masse-Dessen, « Droit du travail : la sécurité change de camp », Le Monde, 13 février 2004). Et de poursuivre en fustigeant des propositions qui, au nom de la simplification, remplacent la « sécurité » comme « fil qui permet de suivre la lente et difficile construction du droit du travail », avec la « sécurité du travail, la sécurité des revenus, la sécurité de l’emploi », par un « code de travail efficace » orienté vers la « sécurité des employeurs ». On ne saurait mieux dire…

Du point de vue économique, le plus grave est le présupposé selon lequel la priorité pour l’emploi serait de simplifier le droit du travail. Ce présupposé est porté par la représentation la plus libérale de l’emploi. L’OCDE s’est efforcée de l’étayer en établissant un indicateur sur la législation protectrice de l’emploi (LPE). En vain de son propre aveu. Le FMI lui-même a récemment admis que « la réglementation du marché du travail n’a pas, selon l’analyse, d’effets statistiquement significatifs » sur la productivité et la  croissance (Perspectives de l’économie mondiale, avril 2015, p. 109)[5].

Le monde connaît depuis 2008, sa plus grande crise économique depuis les années 1930. Le chômage a explosé singulièrement en Europe où les dirigeants se sont arcboutés sur l’austérité. Qui peut décemment prétendre que les droits des salariés et de leurs syndicats sont responsables de la crise ouverte en 2008 ? Le droit social (droit du travail mais aussi protection sociale) n’a-t-il pas alors été un fantastique contrepoids face à la dépression ? Et comment ne pas saisir que l’assouplissement du droit du travail ne peut que renforcer la course effrénée au moins-disant social qui mine l’Europe ?  

L’emploi dépend avant toute chose des politiques macroéconomiques mises en œuvre. En pointant la lourdeur du droit du travail, le gouvernement détourne de l’essentiel, son choix de ne pas s’attaquer aux ressorts d’un modèle libéral (finance libéralisée, libre échange, austérité salariale…) qui n’en finit pourtant pas de produire ses effets récessifs.

En matière même de droit du travail, il commet deux lourdes fautes. Celle d’insécuriser un peu plus les salariés, tout d’abord, alors que la France souffre d’un modèle d’entreprise à la fois financiarisée et archaïque, car féodale. Le travail empêché, non reconnu, dévalorisé, joue contre la performance. Le Medef et le gouvernement n’ont de toute évidence toujours pas intégré cette leçon élémentaire. Celle de ne pas lutter pleinement contre les nouveaux risques portés par l’ « uberisation » du travail, d’une part, les travailleurs détachés, d’autre part. Ces nouveaux risques appellent un renforcement du droit du travail, à la fois, pour protéger les travailleurs, mais aussi, on revient au double fondement de ce droit, pour ne pas exposer les entreprises à une concurrence déloyale.

Historiquement, il y a un lien extrêmement étroit entre le développement du droit du travail et celui de la sécurité sociale, des services publics et des politiques économiques (des revenus, budgétaire, monétaire, industrielle, commerciale…) de soutien à la croissance et à l’emploi. Une cohérence d’ensemble, celle de l’État social, autour de l’idée que l’intervention publique est précieuse afin de réaliser des missions que le marché – le tout n’étant pas réductible aux jeux des parties, l’intérêt général à celui des intérêts particuliers – ne peut assumer : le plein emploi, la stabilité financière, la réduction des inégalités, la satisfaction des besoins sociaux en matière d’éducation, de retraite, de santé, etc. Les libéraux ont aussi leur cohérence : le gouvernement français, à l’unisson des autres gouvernements européens, s’enfonce dans l’austérité salariale et budgétaire. Dans le même temps, Manuel Valls et Emmanuel Macron appellent à une profonde « refonte du droit du travail » orientée vers « plus de latitude », de « souplesse » pour les employeurs. Cette politique menée sans relâche en particulier en Europe ces dernières années ne marche pas. N’est-il pas temps de tourner le dos au dogmatisme libéral ?

 



[1] Cette note a été rédigée suite à une audition par le secteur Conventions Collectives de Force Ouvrière.

[2] Voir le livre roboratif de Pascal Lokiec, Il faut sauver le droit du travail ! (janvier 2014, Odile Jacob).

[3] La lettre de mission de M. Valls le reconnaît : il y a déjà eu « élargissement des possibilités d’accords dérogatoires » et « diversification des modes de négociation et de conclusion des accords collectifs ». Mais « en dépit de ces évolutions, la place donnée à l’accord collectif par rapport à la loi dans le droit du travail en France est encore trop limitée », « le champ concerné reste restreint » et « les partenaires sociaux ne se saisissent pas suffisamment des souplesses que la loi leur donne pour déroger au cadre réglementaire « standard » ».

[4] Preuve que la remise en cause du droit du travail est la marotte des libéraux en cette rentrée, deux autres rapports sont annoncés sur le sujet : l’un par l’Institut Montaigne, l’autre par Terra Nova.

[5] Pour une critique systématique de l’idée que moins de droits du travail et de salaires engendrerait plus d’emplois, voir Michel Husson, Créer des emplois en baissant les salaires ? (Les éditions du Croquant, 2015).