D’autres politiques économiques sont possibles

Adhérer

Le rôle des marchés n'a jamais été remis en cause : Henri Sterdyniak, initiateur de l’appel des «économistes atterrés», dénonce la persistance du modèle financier qui a conduit à la crise.

Ils sont quatre économistes français de renom international et ils sont «atterrés».  Atterrés de constater à quel point rien n’a changé depuis la faillite de Lehman Brothers il y a deux ans et la crise qui, depuis, a ébranlé le monde. Atterrés de voir à quel point l’action politique continue d’être dominée par toute «une série de fausses évidences économiques», responsable en partie de la débâcle financière. Ils ont donc décidé de rédiger un Manifeste des économistes atterrés. Et de le faire circuler. Franc succès : près de 400 économistes l’ont déjà paraphé en deux jours. Entretien avec l’un des quatre initiateurs du manifeste, Henri Sterdyniak, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques.

Renforcement du contrôle des banques, projet de taxe bancaire, réforme de Wall Street, mise au banc des paradis fiscaux… Malgré ces avancées, vous êtes atterrés ?

Bien sûr, il est indéniable que le G20, par exemple, évoque de plus en plus la question de la régulation financière. Des progrès sont à noter. Mais pas au point de pouvoir dire : «Les dysfonctionnements responsables de la crise ont disparu». Ce qui nous atterre, c’est de constater que les fondements de nos modèles économiques restent les mêmes. La probabilité d’un bis repetita, d’une nouvelle catastrophe économique et financière, est forte.

Où voyez-vous ces dangers ?

Un peu partout. A-t-on remis en cause le rôle primordial que jouent les marchés financiers dans l’économie ? Non. Aujourd’hui, nous continuons à faire comme si ces marchés étaient les mieux placés pour savoir où il convient d’investir. C’est supposer que les décisions des places financières sont plus efficientes que celles prises par d’autres acteurs. Voilà trente ans que ces marchés dominent toute l’économie. Or, la crise aurait dû remettre en cause cette supposée théorie de l’efficience.

N’est-ce pas un peu le cas aujourd’hui ?

Du bout des lèvres. La réalité, c’est qu’à tous les niveaux – FMI, Europe, Etats-Unis ou G20 -, la crise a été interprétée, non pas comme un résultat inévitable des marchés dérégulés, mais comme l’effet de la malhonnêteté et de l’irresponsabilité de certains acteurs de la finance, mal encadrés par les pouvoir publics. C’est une petite partie du problème. Les causes sont plus profondes. L’erreur majeure de la théorie de l’efficience des marchés financiers consiste à transposer aux produits financiers la doctrine habituelle des marchés des biens ordinaires.

C’est-à-dire ?

Cette théorie de l’efficacité des marchés considère, à tort, que le prix d’un actif financier se forme comme celui d’un bien ordinaire. Autrement dit, quand le prix d’un bien ordinaire croît, les producteurs vont augmenter leur offre et les acheteurs réduire leur demande. Le prix va baisser et revenir près de son niveau d’équilibre. C’est le jeu de la concurrence. Mais ça ne fonctionne pas pour la finance de marché. Quand le prix d’un actif financier[action, obligations, céréales, pétrole, ndlr] augmente, il est fréquent d’observer, non pas une baisse, mais une hausse de la demande. En bref, une hausse des prix des actifs financiers pousse la demande à la hausse. Les prix s’emballent jusqu’à l’incident, imprévisible mais inévitable, qui provoque des comportements inverses et, in fine, un krach. Avant la crise, nous allions de bulle spéculative en bulle spéculative. Malgré les «réformes», ces risques de spéculation existent toujours.

De là à affirmer, comme vous le faites dans votre manifeste, que rien n’a changé depuis près de trente ans, n’est-ce pas exagéré ?/em>

Le modèle qui domine reste celui de la révolution libérale de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Depuis trente ans, l’intégration financière a porté le pouvoir de la finance à son zénith. Aujourd’hui encore, c’est cette finance de marché qui détermine les normes de rentabilité exigées de l’ensemble des capitaux. Avec ce phénomène incroyable : les entreprises financent de plus en plus les actionnaires, au lieu du contraire. Le salariat et le politique se retrouvent en état d’infériorité face à la puissance de la finance. La valeur actionnariale est une conception nouvelle de l’entreprise et de sa gestion. Au service exclusif de l’actionnaire. L’idée qu’il existe un compromis commun, comme à l’époque des Trente Glorieuses, entre les
différentes parties prenantes de l’entreprise a disparu depuis longtemps. Ces exigences de la finance n’ont eu de cesse de provoquer une constante pression à la baisse sur les salaires et le pouvoir d’achat.

Ce qui n’est pas favorable à la demande ?

Justement, cette pression sur les salaires reste favorable au développement d’une économie d’endettement. Ce que les ménages n’obtiennent pas en pouvoir d’achat, ils le compensent par une hausse de leur dette. Jusqu’à l’explosion de celle-ci.

Vous dites aussi que nous vivons des politiques d’ajustement structurel, comme on le dirait de pays en développement…

En France, comme en Europe, les responsables politiques nous disent que nous allons être étouffés par la dette publique et sacrifier nos générations futures. Or, partout, l’explosion des dettes publiques résulte de tout autre chose que des dépenses sociales inconsidérées. Elles sont la conséquence des plans de sauvetage de la finance et de la récession provoquée par la crise bancaire. Faut-il rappeler que le déficit moyen de la zone euro n’était que de 0,6% du PIB en 2007 et qu’il est désormais de 7% en 2010 ? La montée des dettes publiques provient, non pas d’une tendance à la hausse des dépenses – elles sont restées stables en proportion du PIB dans l’Union européenne -, mais de l’effritement des recettes fiscales.

Avec quelles conséquences ?

Les Etats ont été contraints de s’endetter auprès des ménages aisés et des marchés financiers pour financer les déficits. C’est «l’effet jackpot» [puisqu’ils gagnent de l’argent en spéculant sur la dette des Etats]. On reste sur une croyance, rarement vérifiée, selon laquelle baisser les impôts stimulerait la croissance et accroîtrait, in fine, les recettes publiques. La poursuite de ces politiques aggravera à la fois les inégalités sociales et les déficits publics. Car les thérapies adoptées visent à réduire les dépenses sociales. Malgré des plans keynésiens de relance, il s’agit bien d’adapter, coûte que coûte, les sociétés européennes aux exigences de la mondialisation. 

Consulter le manifeste des économistes atterrés