D’autres politiques économiques sont possibles

Adhérer

Une note des Economistes atterrés, rédigée par Thomas Dallery, Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Dany Lang et Stéphanie Treillet, fait le point sur ce sujet.

Introduction

              Pourquoi s’interroger sur la répartition de la valeur ajoutée en 2023 ? Pour au moins trois raisons. Parce que la France vient de traverser une lutte sociale contre la réforme des retraites imposée par le gouvernement Macron-Borne à l’ampleur inédite depuis longtemps. Une lutte qui a mis au cœur du débat public l’enjeu de travail et de la répartition du fruit de celui-ci. Parce qu’il est important de mesurer de façon fiable l’évolution de cette répartition depuis un demi-siècle, c’est-à-dire depuis la fin de la période d’après-guerre et l’avènement du capitalisme néolibéral, et d’analyser les choix faits par les dirigeants économiques et politiques[1].

                  Nous ferons donc un état des lieux aujourd’hui au moment où ce capitalisme traverse une crise globale, dont les manifestations sont multiples et entrecroisées. Son premier symptôme est l’affaiblissement des gains de productivité du travail depuis plusieurs décennies, d’abord dans les pays capitalistes développés, puis dans les pays capitalistes dits émergents. Plusieurs causes expliquent ce fléchissement : parmi elles, le basculement des économies vers les services, un ralentissement de l’investissement productif, une dégradation générale des conditions de travail, un trop grand éclatement des chaînes de production et donc de valeur, une difficulté à écouler les marchandises à cause de la compression de la demande salariale…

                  Le deuxième facteur d’une crise systémique est l’épuisement de la planète : au changement climatique désormais avéré s’ajoutent la raréfaction de certaines ressources naturelles, la perte de biodiversité, les multiples pollutions et les atteintes aux équilibres du vivant. Cet épuisement accentue les contradictions d’un capitalisme emporté dans une fuite en avant productiviste.

                  Le troisième phénomène illustrant le caractère systémique de la crise générale est la poursuite de la dégradation de la condition salariale, c’est-à-dire un renforcement de l’exploitation de la force de travail. Ce dernier est à la fois une cause de la difficulté du capital à faire produire de la valeur par la force de travail et une tentative de réponse du capital à sa propre difficulté. La dégradation de la condition salariale revêt plusieurs aspects concordants. L’ère du néolibéralisme a ouvert un grand nombre de mises en cause des droits des travailleurs et des protections sociales. L’exemple de la énième réforme des retraites est le plus parlant aujourd’hui en France, mais ce mouvement de réformes des retraites vient de loin (Banque mondiale, 1994 ; FMI, 1995, 1997 ; OCDE, 1988, 1998) et est général. Un peu partout également, les services publics ont été privatisés partiellement ou totalement, limitant ainsi la possibilité pour les classes populaires de bénéficier largement de l’accès à des services dont le financement socialisé est amoindri. Enfin, dans une situation où la productivité du travail voit sa progression s’effriter jusqu’à presque zéro pour cent en moyenne, les salaires sont d’autant plus contraints que la pression des profits s’exerce pour diminuer le « coût du travail ».[2]

                  L’ensemble de ces contradictions, socio-économique et écologique, exercent une tension sur la rentabilité des capitaux investis dans le système productif, qui n’est maintenue que par la pression accrue exercée sur la condition salariale et une financiarisation permettant aux grandes multinationales de capter à leur avantage un maximum de profits de par leur position de marché dominante. À tel point que, même dans les sphères dirigeantes, on commence à se demander si le regain d’inflation ne serait pas dû à une boucle profits-prix plutôt que salaires-prix.

                  Nous rouvrons ici une discussion sur la répartition de la valeur ajoutée, dont les représentants du système capitaliste, tant politiques qu’économistes dominants, disaient jusqu’à peu qu’elle n’avait jamais été détériorée en France au détriment du travail. Devant l’évidence de la perte des salaires au regard de l’inflation, l’explosion apparemment paradoxale des profits quand tout semble aller mal et la croissance des inégalités, le discours néolibéral s’infléchit pour parler du « partage de la valeur », dont nous verrons qu’il s’agit d’une version édulcorée de répartition de la totalité de la valeur ajoutée.                   Dans ce document, nous procèderons en trois étapes. D’abord nous délimiterons le champ de la répartition de la valeur ajoutée, ensuite nous examinerons comment et pourquoi a évolué cette répartition, enfin nous proposerons des voies pour engager une nouvelle répartition de la valeur.


[1] Le document que nous livrons ici est un condensé d’un autre beaucoup plus complet que nous mettrons à disposition pour approfondir la discussion.

[2] Sur la stagnation séculaire, voire la crise du capitalisme mondial, voir : OFCE, « Le ralentissement de la croissance : du  côté de l’offre ? », Revue de l’OFCE, n° 142, 2015, http://gesd.free.fr/ofcer1422.pdf ; Michel Husson, « « Stagnation séculaire » ou « croissance numérique » ? », janvier 2016, http://hussonet.free.fr/stagna16.pdf ; Jean-Marie Harribey, En finir avec le capitalovirus, L’alternative est possible, Paris, Dunod, 2021.