D’autres politiques économiques sont possibles

Adhérer

Cet ouvrage est toujours d'actualité, vous en trouverez ci-après quelques extraits:

Chapitre 1: Quelle politique économique ? Morts et renaissances du keynésianisme

Henri Sterdyniak

Depuis le début des années 80, les gouvernements, et tout particulièrement ceux des pays européens, semblent devenus incapables de gérer l’évolution économique de leur pays. Ils ont renoncé à maintenir une croissance satisfaisante permettant de maintenir le plein emploi. Ce n’était pas le cas naguère. En 1970, la France, par exemple, a eu une croissance vigoureuse de 5,7 % ; un taux de chômage faible de 2,4 % ; un excédent budgétaire de 0,9 % du PIB ; un solde courant excédentaire de 0,8 % du PIB ; par contre, l’inflation était de 5 %, soit plus forte qu’aujourd’hui. Les gouvernements se vivaient comme keynésiens, se donnant l’objectif de maintenir une forte croissance en soutenant la demande par un ensemble d’instruments de politique économique (en particulier la politique monétaire et la politique budgétaire); comme planificateurs, en essayant de prévoir et d’organiser l’évolution économique nationale; comme colbertistes, en mettant en œuvre des politiques industrielles centrées sur l’émergence de grandes entreprises nationales porteuses de grands projets; comme sociaux-démocrates, en augmentant progressivement, sous l’influence des revendications syndicales, la couverture et le niveau des prestations sociales. Comment les secrets de cette réussite ont-ils été perdus ?

Ce modèle a progressivement été abandonné en faveur des politiques libérales, qui se sont traduites dans un premier temps par une forte décrue de l’inflation et une forte hausse du chômage. Voulant fortement réduire les interventions publiques, la contre-révolution libérale repose sur la confiance envers les forces du marché, tant au niveau macroéconomique qu’au niveau microéconomique : les politiques économiques doivent être paralysées (indépendance des banques centrales, règles budgétaires, changes flexibles) ; des réformes libérales doivent permettre aux marchés de fonctionner librement et d’assurer l’optimum économique ; les Etats doivent renoncer à la prétention de faire mieux que les entreprises et les marchés financiers pour définir les besoins des consommateurs et les investissements nécessaires. Le triomphe du libéralisme est indissociable de l’ouverture des économies, de la mondialisation commerciale et de la globalisation financière.

Celles-ci ont permis une forte croissance mondiale, qui a profité surtout aux pays anglo-saxons (du moins à leurs classes dominantes) et à certains pays émergents, croissance marquée par de nombreuses crises financières, dont la dernière, celle ouverte en 2007 a été si violente que les pays développés n’en sont pas sortis en 2011. En 2008-2009, les classes dirigeantes et les technocraties des grands pays ont dû se résigner au retour en force de l’intervention publique et du keynésianisme : il a fallu venir au secours des banques, soutenir l’activité, accepter le gonflement des déficits publics. De grandes réformes ont été promises : contrôle et régulation des marchés financiers, gouvernance mondiale. Puis, dès 2010, les thèses libérales sont revenues en force, l’objectif est redevenu de réduire les dépenses publiques, de peser sur les salaires sous prétexte de compétitivité, de poursuivre les réformes libérales. A la mi-2011, la stratégie libérale de sortie de la crise se révèle une impasse : la croissance ne repart pas; les marchés financiers, dépressifs et hystériques, font peser une épée de Damoclès sur les économies développées; la spéculation contre les pays du Sud de la zone euro est coûteuse pour l’Europe et pour les marchés eux-mêmes. Suffit-il d’opposer à cette stratégie en faillite le retour à un keynésianisme limité au soutien de la demande ? Celui-ci peut-il à lui seul faire sortir le capitalisme de sa crise structurelle ? Ou faut-il retrouver l’inspiration du keynésianisme, la nécessité d’un contrôle social de l’évolution économique ? 

Chapitre 2 – La politique économique en Europe

Par Michel Dévoluy, Dany Lang, Catherine Mathieu, Jacques Mazier et Henri Sterdyniak.

Les défauts dans l’organisation de la zone euro qui sont apparus au grand jour au moment de la crise ne sont pas nouveaux. Ils trouvent leurs racines dans l’insuffisance des traités européens et la sous-optimalité de la zone euro, qui ont contribué au creusement des déséquilibres, plus profondément encore dans la stratégie de la technocratie européenne d’utiliser la construction européenne pour imposer des réformes libérales. La stratégie européenne adoptée pendant la crise est atterrante : elle est de nature à amplifier encore les problèmes économiques rencontrés depuis 2007. La question des dettes publiques s’en trouve posée de manière d’autant plus aigüe. Dans la situation de blocage où est arrivée la zone euro fin 2011, un tournant est nécessaire.

Des traités sources de déséquilibres

Les déséquilibres qui sont apparus depuis la crise de 2007 trouvent leurs racines dans des traités européens mal conçus.

Le Pacte de stabilité et de croissance (PSC), adopté en 1999 a amplifié les failles du Traité de Maastricht. Ses règles numériques (l’interdiction de dépasser 3 % du PIB pour les déficits publics, 60 % du PIB pour les dettes publiques; l’équilibre des finances publiques à moyen terme) n’ont pas de fondement économique. De plus, selon le PSC, la Commission peut lancer des Procédures de déficit excessif (PDE) contre les pays qui dépassent ces limites, mais ceux-ci sont généralement des pays en dépression, qui refusent, avec raison, de mettre en œuvre des politiques restrictives dans une telle conjoncture. Le PSC ne permet pas à la Commission de peser sur les politiques des Etats membres dans les périodes favorables, lorsque des efforts budgétaires pourraient être faits. Le PSC ne permet pas davantage de mettre en œuvre des mesures à l’encontre des pays qui mènent des politiques trop restrictives. Enfin, le PSC ne tient pas compte des soldes courants, de la compétitivité, des dettes privées, des bulles financières et réelles. Ainsi, avant la crise, la Commission est-elle restée impuissante devant le gonflement des déséquilibres en Irlande ou en Espagne comme devant la stratégie allemande de recherche effrénée de compétitivité.

Selon le Pacte, les Etats devaient perdre toute autonomie en termes de politique budgétaire. Ils devaient d’abord porter leur solde structurel à l’équilibre, puis laisser la conjoncture s’ajuster d’elle-même par le seul jeu des stabilisateurs automatiques. La BCE devait assurer la stabilisation macroéconomique par la politique monétaire. Mais il est impossible de stabiliser les conjonctures de 17 pays  avec un seul taux d’intérêt. De plus, la politique monétaire est totalement inefficace quand la dépression est trop profonde. Dans ce cas, des politiques budgétaires expansionnistes et concertées sont indispensables.

 Or, la coordination des politiques économiques (prévue par les articles 121 et 136 du TFUE : Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne) est restée formelle. Polarisées sur des objectifs indifférenciés de finances publiques, les instances européennes n’ont pas été capables d’impulser une stratégie macroéconomique cohérente dans la zone, prenant  en compte les différences de situation entre pays, mettant en place des objectifs en termes de croissance, d’emploi, de soldes extérieurs. L’UEM (Union économique et monétaire) a vu, depuis 1999, la persistance d’une croissance relativement médiocre. L’organisation de la zone euro, qui impose des politiques macroéconomiques semblables pour des pays dans des situations différentes, a élargi les divergences entre les états membres, en termes de croissance, d’inflation, de chômage et de déséquilibres extérieurs.

Avant la crise, la zone euro connaissait une augmentation des disparités entre deux groupes de pays conduisant des stratégies macroéconomiques insoutenables :

– les stratégies néo-mercantilistes des pays du « Nord » (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Finlande) consistaient à brider leurs salaires et les dépenses sociales afin d’engranger des gains de compétitivité et d’accumuler de forts excédents courants. De 2000 à 2007, la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de 4 points en Allemagne et de 5 points en Autriche. La faiblesse de la demande intérieure de ces pays comme leurs gains de compétitivité ont pesé sur la croissance de l’ensemble de leurs partenaires de la zone euro.

– Les pays du « Sud » (Espagne, Grèce, Irlande) ont connu une croissance vigoureuse, impulsée par des taux d’intérêt bas relativement au taux de croissance et par des bulles immobilières. S’y est ajoutée en Irlande une politique de dumping fiscal. Ils ont accumulé d’importants déficits extérieurs.

En 2007, plusieurs pays de la zone avaient de larges excédents courants : Pays-Bas (8,1 % du PIB), Allemagne (7,9 %), Finlande (4,9 %), Belgique (3,5 %) et Autriche (3,3%), tandis que d’autres avaient de forts déficits : Portugal (8,5 % du PIB), Espagne (9,6 %) et Grèce (12,5 %). Ainsi, les 230 milliards d’euros d’excédent des pays du Nord créaient et finançaient les 180 milliards de déficit des pays méditerranéens.

Ces déséquilibres s’expliquent par les stratégies des pays, mais aussi par l’absence de mécanismes d’ajustement qui contribueraient à faire de la zone euro une zone monétaire optimale (ZMO). Le Traité de Maastricht (1992) a fait le choix de la monnaie unique, choix qui supposait que l’Europe est une ZMO, ou tendrait à le devenir. Une ZMO est un espace au sein duquel il est optimal d’avoir une seule monnaie plutôt que plusieurs. Chaque théoricien des ZMO a mis en avant des critères spécifiques à remplir en priorité pour basculer vers une seule monnaie. Leur liste donne une idée des difficultés à faire correspondre la réalité à la théorie. En effet, pour adopter une monnaie unique il faudrait s’assurer que les économies nationales concernées présentent les caractéristiques suivantes : mobilité des facteurs de production (notamment le travail), forte homogénéité des structures économiques et sociales, flexibilité des salaires et des prix, une forte intégration fiscale avec des impôts et des mécanismes de redistribution communs, des préférences semblables en matière d’inflation et, plus généralement, de choix de politiques économiques et sociales. Au regard de ces critères, la tâche semble une gageure.

De fait, la zone euro n’était pas, lors de sa création en 1999, une ZMO au sens de la théorie économique. Au moment de la signature du Traité de Maastricht, le choix de l’euro s’est accompagné de l’idée que la seule existence de la monnaie unique allait finalement générer une forme de ZMO pour l’Europe.

En la matière, l’idée selon laquelle une intégration financière accrue permettrait de créer des mécanismes de stabilisation suffisants grâce aux financements intra-zone euro a été largement véhiculée par la Banque centrale européenne et la Commission durant les années 2000. Les crédits intra-zone et les revenus du capital provenant du reste de l’Union joueraient un rôle de stabilisation suffisant pour faire l’économie d’un fédéralisme budgétaire. Cette thèse s’est révélée erronée. Les effets stabilisateurs qui peuvent être obtenus d’une plus grande intégration financière sont très réduits. Celle-ci, en revanche, en cas de crise financière, amplifie les effets de diffusion de la crise.

Chapitre 3 – Les enjeux d’une transformation écologique qui soit sociale

par Jean-Marie Harribey, Philippe Quirion et Gilles Rotillon

Au second semestre 2007, il y eut comme une sorte de basculement. Basculement dans une crise financière sans équivalent depuis presque quatre-vingts ans, qui, en quelque mois, a dégénéré en crise économique et sociale mondiale majeure. Le caractère systémique de celle-ci a été d’autant plus marqué que, au même moment, les derniers doutes concernant une crise écologique, énergétique et climatique étaient levés : il s’agissait d’un basculement, cette fois-ci dans l’inconnu, puisque la planète se rapprochait de plus en plus rapidement de ses limites.

 Ces événements sont-ils reliés entre eux ? Oui et non. Certes, les politiques néolibérales menées, en France, en Europe et dans le monde, ont accentué fortement les contradictions entre,
–  d’un côté, les exigences d’une accumulation du capital à dominante financière, les contraintes imposées de force aux populations en termes de conditions de travail et de salaires, la fuite en avant dans un productivisme sans limites,
–  et, de l’autre, l’incapacité définitive des marchés financiers à produire la stabilité tant promise, l’incapacité d’un capitalisme mondialisé à répondre aux besoins sociaux d’une grande part de l’humanité et à renouveler les modes de développement pour les rendre compatibles avec les équilibres écologiques.

Cependant, ces événements se déroulent dans des temporalités différentes. Les politiques néolibérales, généralisées à partir des années 1980, s’inscrivent dans le court et le moyen terme et correspondent à la phase du régime d’accumulation financière entre deux crises du capitalisme, celle du début des années 1970 et celle qui sévit actuellement. La crise écologique et du modèle de développement s’inscrit, elle, dans le long terme et même le très long terme. Ainsi, c’est le modèle de développement né de la Révolution industrielle dont les dégâts environnementaux explosent aujourd’hui, le meilleur exemple en étant les émissions de gaz à effet de serre, dont l’accumulation depuis deux siècles provoque maintenant le réchauffement climatique. La crise écologique ne s’inscrit pas seulement dans le long terme par ses causes, mais plus encore par ses conséquences qui vont s’étaler sur des siècles et peut-être même sur des millénaires.

Ces temporalités différentes rendent difficile la résolution conjointe des problèmes économiques et sociaux d’une part et des problèmes écologiques d’autre part. Et pourtant, l’enjeu est là : comment inventer un modèle de développement humain rompant avec la marchandisation effrénée, pour répondre aux besoins sociaux, et rompant avec une exploitation sans retenue des ressources naturelles ? En d’autres termes, comment imbriquer une transformation des rapports sociaux et une transformation des rapports de l’humain avec la nature qui est son seul cadre de vie ?

Pour aider à s’engager dans cette voie, nous proposons d’abord quelques jalons théoriques et normatifs et ensuite quelques pistes d’action transformatrice.[1] Nous refusons la thèse du capitalisme vert, selon laquelle la croissance économique pourrait se poursuivre comme si de rien n’était, grâce à un simple système de taxes qui attesterait de la bonne volonté des capitalistes pour intégrer la contrainte écologique. Nous contestons aussi la thèse de la décroissance selon laquelle l’ensemble de la production devrait diminuer. Nous plaidons pour une économie réorientée radicalement vers la qualité, notamment par un développement des services non marchands et un contrôle de l’activité marchande.

1. Le progrès humain a encore un sens

[1] Pour compléter ce chapitre : GIEC, Quatrième rapport d’évaluation, 2007, http://www.ipcc.ch/pdf/assessment-report/ar4/syr/ar4_syr_fr.pdf ; Global Chance, « Développement, énergie, environnement : changer de paradigme », Les Cahiers de Global Chance, n° 21, mars 2006 ; Global Chance, « Énergies renouvelables, développement et environnement ; discours, réalités et perspectives », Les Cahiers de Global Chance, n° 23, avril 2007 ; J.-M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 ; G. Rotillon, Faut-il croire au développement durable?, Paris L'Harmattan, 2008 ; G. Rotillon, Économie des ressources naturelles, Paris, La Découverte, Repères, 2010 ; F.-D. Vivien, Le développement soutenable, Paris, La Découverte, Repères, 2005 ; G.

Chapitre 4 – Eloge de la dépense publique

Christophe Ramaux

 « Charges sociales », « poids des prélèvements obligatoires » : c’est sous un angle accusateur qu’est traditionnellement désignée la dépense publique. L’idée communément répandue est la suivante : le secteur public improductif est financé par un prélèvement sur le secteur privé qui étouffe celui-ci, alors même qu’il crée, seul, la richesse. Avec la forte hausse de la dette publique depuis 2008, la stigmatisation a redoublé d’intensité : il faudrait de toute urgence réduire la sphère de l’intervention publique. L’Europe s’est ainsi lancée dans une véritable course à l’échalote en la matière. Pour séduire les agences de notation et les investisseurs financiers, c’est à qui réduira le plus ses retraites, le nombre de ses fonctionnaires, etc.

Et si la dépense publique était avant tout une bonne chose pour le bien-être et l’emploi ? Démonstration en 11 arguments

1/ La dépense publique représente plus de 50 % du PIB mais cela ne signifie pas que le secteur public accapare plus de la moitié de la richesse

Les dépenses des administrations publiques (Etat, collectivités locales et organismes de sécurité sociale) comprennent celles prises en charge par les impôts et les cotisations sociales (les prélèvements obligatoires, soit 42 % du PIB en 2010), celles assumées par les ressources que ces administrations tirent de la vente d’une partie de leurs services (forfait hospitalier, frais d’inscription à l’Université, billets de musée, etc.) et celles financées par les déficits. Au total, la dépense publique représente un peu plus de 50% du PIB en France (52,5 % en 2005, 56 % en 2010 suite à la récession). Mais cela ne signifie aucunement que « plus de la moitié de la richesse va au secteur public ou aux fonctionnaires ».

Dans la dépense publique on additionne en effet des choux et des carottes ou plutôt, en l’occurrence, des carottes (vendues finalement par le privé) et des soins ou de l’éducation (délivrés par le public). En son sein (tout comme dans les prélèvements obligatoires) il faut clairement distinguer deux domaines. D’une part, les sommes qui servent à payer des services publics et donc les fonctionnaires. Ces services publics bénéficient aux ménages : d’une façon ou d’une autre, on y revient après, ce sont eux qui les consomment. D’autre part, celles qui correspondent à des transferts monétaires, lesquels comprennent toutes les prestations sociales en espèces (retraites, allocations chômage, etc.). Ces sommes donnent certes lieu à prélèvements, mais elles sont immédiatement reversées, à la fin de chaque mois, aux ménages, ce qui soutient leur revenu et donc leur consommation. Les prestations sociales en espèces versées par les administrations s’élèvent à 378 milliards d’euros (en 2010) : c’est près de 30 % du revenu disponible brut des ménages (et 35 % de la dépense publique). Une réalité totalement occultée par le discours sur les « charges sociales » ou le « poids des prélèvements obligatoires ».

2/ La dépense publique est indispensable au privé

La dépense publique est indispensable au privé à plusieurs titres. Certaines dépenses engagent et assurent directement l’avenir. Un pays a tout à gagner à avoir une population éduquée, une recherche de pointe ou bien encore des infrastructures modernes (routes, aéroports, chemins de fer, électricité, etc.). Les employeurs bénéficient de ces infrastructures et de la main-d’œuvre formée par l’Education Nationale. Indirectement, les dépenses de transferts leur sont aussi utiles : les retraites et les allocations chômage alimentent le revenu des ménages. Elles soutiennent donc leur consommation et par conséquent les débouchés des entreprises qui seraient bien en peine sans cela. La crise l’a montré : les pays qui ont l’Etat social le plus développé, résistent mieux aux « chocs ».

Selon les sociaux-libéraux, il faudrait réduire la dépense publique en la recentrant sur certaines fonctions (enseignement supérieur, recherche, etc.). C’est l’éloge de l’Etat dit stratège, « light » ou intelligent. Mais derrière ce discours modernisateur se cache un vieux projet conservateur : comprimer les allocations chômage, pour inciter les fainéants de pauvres à accepter des emplois à mi-temps mal payés (et réduire ainsi le chômage à bon compte), diminuer les retraites et la couverture santé pour laisser la place à ce que les libéraux osent appeler les « nouveaux entrepreneurs sociaux » (fonds de pension, assurances privées, entreprises privées d’aide à domicile, etc.). De même l’éloge des dépenses publiques d’infrastructures au détriment des dépenses de fonctionnement n’a souvent guère de sens : à quoi sert la construction de laboratoires de recherche, d’universités ou d’écoles (dépenses d’infrastructures), s’il n’y a pas de personnels pour les faire tourner (dépenses de fonctionnement) ?

Chapitre 5 – Revaloriser et étendre la protection sociale

Philippe Batifoulier (Université Paris Ouest Nanterre-La Défense), Pierre Concialdi (Institut de recherches économiques et sociales), Jean-Paul Domin (Université de Reims Champagne-Ardenne), Damien Sauze (Université de Bourgogne)

Introduction

Depuis une trentaine d’années, les politiques sociales ont été enfermées dans le carcan des dogmes libéraux. La politique de maîtrise des dépenses sociales, mise en œuvre à partir de 1983, a donné un premier coup d’arrêt à l’extension de la couverture sociale. Dans une logique « gestionnaire », les remodelages de nombreux dispositifs ont introduit les prémices d’une protection de moins en moins sociale et, de plus en plus, à deux vitesses. La déconstruction des protections sociales s’est accélérée à partir des années 1990 et, plus encore, depuis 2007, avec notamment la « réforme » hospitalière, les franchises médicales et les nouveaux coups de butoir portés au système de retraite. Ces politiques néolibérales ont été portées par une idéologie qui, sous couvert de « modernisation », se contente d’agiter les vieilles lunes de la prévoyance et de la responsabilité individuelles. Elles conduisent à une impasse, à la fois sur le plan économique et social.

La protection sociale constitue un ensemble complexe qui amalgame une grande diversité de dispositifs qu’il est impossible d’examiner en détail dans ce court chapitre. On se concentre ici sur la santé, la retraite et les principales aides aux ménages à bas revenus. Par ailleurs, les tendances qui ont traversé la protection sociale depuis une trentaine d’années n’ont été ni linéaires ni à sens unique. Il serait donc abusif de dire que, dans tous les domaines de la protection sociale, on a assisté à une régression constante des droits sociaux. On peut en revanche légitimement parler d’une tendance lourde. Ce constat débouche sur la nécessité de renforcer les couvertures de base solidaires, non seulement pour limiter le développement des inégalités, mais aussi pour éviter les gaspillages et les surcoûts qu’engendre la marchandisation croissante de la protection sociale.

Chapitre 6 – Pour une nouvelle fiscalité

Philippe Légé

Introduction

Pendant vingt-cinq ans, a dominé un discours libéral selon lequel les impôts découragent les travailleurs de travailler, les épargnants d’épargner, les capitalistes d’investir. En France, la pression fiscale serait particulièrement excessive, mettant en danger la croissance et l’emploi. Ce discours n'est plus hégémonique, mais il perdure. Un quotidien économique n'hésitait pas à titrer récemment « Attractivité fiscale : la France à la traîne »[1]. Pour ceux qui n'auraient pas compris, le message était illustré d'un poids sur lequel était gravé « impôts ». Ce jugement, provenant d'un sondage réalisé auprès de patrons européens, est-il fondé ? Peut-on juger la fiscalité sans tenir compte des dépenses qu’elle permet de financer ? Ne peut-on augmenter les impôts sans voir les richesses s'évanouir ?

Le discours sur la pression fiscale excessive s'appuie sur le taux de prélèvements obligatoires. En France, celui-ci représentait 41,6% du PIB en 2009, un chiffre supérieur à la moyenne de l’Union Européenne (38,4%)[2]. Plusieurs travaux ont toutefois montré les limites de ce ratio pour effectuer des comparaisons internationales[3]. Les écarts reflètent essentiellement des différences dans l’organisation de la protection sociale : dans les pays où les prélèvements publics sont plus faibles, les ménages doivent s’assurer auprès d’assurances privées pour la maladie ou la retraite. En excluant les cotisations sociales, les ratios français et européens sont d'ailleurs identiques (25% du PIB).

Au-delà des comparaisons, c'est une bien étrange conception de l'économie et de la politique que de considérer l'impôt comme un handicap. La fiscalité peut remplir plusieurs fonctions, notamment financer l'action publique et réduire les inégalités. Faut-il d'un côté diminuer les dépenses en faveur de l’éducation, de la santé, des retraités, des chômeurs et de l’autre côté accepter le gonflement de revenus exorbitants ? Après avoir présenté les raisons pour lesquelles le système fiscal ne remplit plus le rôle qu'il devrait, nous proposerons quelques pistes pour le transformer radicalement.

La fiscalité actuelle, victime des réformes néo-libérales

Commençons par analyser le système fiscal français en distinguant les différents types de prélèvements.

[1] La Tribune, 19 mai 2011.

[2] Commission Européenne, Taxation trends in the European Union, 2011, annexe A, table 1.

[3] Voir par exemple : Conseil des Prélèvements Obligatoires, Sens et limites de la comparaison des taux de prélèvements obligatoires entre pays développés, mars 2008.

Chapitre 7 -LE PLEIN EMPLOI : UN EMPLOI DE QUALITE POUR TOUS

Mireille Bruyère, Christine Erhel et Sabina Issehnane

La crise actuelle a conduit à une dégradation de l’emploi. La sortie de crise ne pourra avoir lieu sans une réorientation radicale des politiques macroéconomiques (budgétaire, monétaire, fiscale…) mais aussi des politiques de l’emploi afin de créer massivement des emplois. Mais le retour au plein emploi n’est pas que la baisse du nombre des demandeurs d’emploi. Le plein emploi articule qualité de l’emploi et emploi pour tous. Trois dimensions de l’emploi sont analysées dans ce chapitre : l’évolution de l’emploi en France, l’emploi des jeunes et les politiques européennes de l’emploi.

A. L’EMPLOI FRAGMENTE ET LA REDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL

Malgré certaines périodes de baisse, le chômage est resté à un niveau élevé en France depuis le milieu des années 80 oscillant entre 8 % et 12 %. C’est donc une situation de chômage massif et durable que connaît la France depuis presque trente ans. Il est logiquement un enjeu politique important et ce d’autant plus en temps de crise où il atteint un niveau très élevé.

L’orthodoxie économique stipule que le chômage résulte d’un mauvais fonctionnement du marché du travail. Pour améliorer son fonctionnement, il faudrait baisser et flexibiliser le coût du travail et inciter les demandeurs d’emploi à reprendre le travail. Cette conception envisage le marché du travail indépendant du reste du système économique et social. Le niveau de l’emploi et du chômage ne sont donc jamais mis en lien avec le niveau et la structure de la demande globale des biens et services. Ainsi, il n’y a pas de problème de demande, la baisse du chômage et la croissance ne sont que les conséquences d’un bon fonctionnement du marché du travail. Cette « qualité » pourrait être résumée par la flexibilité des emplois et du coût du travail. Cette vision néglige une dimension importante du dynamisme de l’emploi : l’évolution du volume de travail et sa répartition.

1. La flexibilité des emplois

Cet ensemble théorique a inspiré de nombreuses politiques de l’emploi depuis trois décennies. Elles ont permis le développement de formes plus flexibles d’emploi. Le temps partiel se développe à partir du milieu des années 90 à la faveur d’un abattement des cotisations sociales employeurs. Il représente actuellement 17 % de l’emploi total. Un taux inférieur à celui de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des Pays-Bas mais supérieur à celui de l’Espagne et de l’Italie[1]. Les embauches en contrats temporaires (en CDD, en intérim ou en contrats aidés) sont devenues la norme pour recruter (8 sur 10[2]) et ceux-ci ne sont pas toujours synonymes de tremplin vers un CDI. Une part non négligeable des salariés concernés n’accèdent pas à un emploi stable et restent coincés dans la précarité. Ces formes précaires d’emploi sont plus fréquemment occupées par les jeunes (contrats temporaires), les moins qualifiés et les femmes (le temps partiel).

Au final, en France comme dans la plupart des pays européens les marchés du travail sont tous devenus plus flexibles. Pour autant, le chômage massif n’a pas disparu, il est resté supérieur à 8 % en France et avoisine aujourd’hui les 10 %. Ces différentes formes d’emploi ont permis aux entreprises de segmenter la main-d’oeuvre et de développer la concurrence entre les différentes catégories de main-d’œuvre. Le développement des formes flexibles d’emploi modifie donc la structure de l’emploi en le fractionnant en segments plus ou moins précaires sans contribuer à une création nette d’emplois et une baisse durable du chômage.

[1] Les profondes réformes du marché du travail allemand ont développé les petits emplois de quelques heures par semaine (mini-jobs). Le Royaume-Uni se caractérise par des temps de travail très éclatés avec de très nombreux temps partiels et des horaires longs. Le taux d’emploi et le temps partiel des femmes est faible en Italie et en Espagne.

[2] même si 87 % des personnes en emploi ont un CDI.

Chapitre 8 -Redonner un avenir au travail

Philippe Askenazy, CNRS, Philippe Méhaut, CNRS

Un temps oublié, le travail s’invite de nouveau au-devant de la scène. Le recul de l’industrie, la montée des services, le mythe d’une économie immatérielle ont fait penser que les conditions de travail, souvent vues uniquement en rapport à la transformation de la matière, s’amélioreraient ; mécaniquement, le contenu du travail serait plus qualifié, plus épanouissant. Vers la fin des années 1990, un débat autour de la « fin du travail » mettait même en doute son rôle central de « grand intégrateur dans la société »[1] Parallèlement, au moins en France, la persistance d’un haut niveau de chômage focalisait l’attention et les politiques sur l’emploi, quelques soient les qualités de celui-ci. Plus encore, la lutte contre le chômage devait passer par l’abaissement du coût du travail et par un développement de statuts dégradés d’emploi, en clair la précarité.

Un diagnostic sur le travail.

Pourtant, négliger le travail a d’abord un coût humain et social élevé. Certes, les grandes enquêtes sur les valeurs auxquelles sont attachés les Français montrent un score particulièrement élevé pour le travail. Mais les indicateurs relatifs aux conditions de travail sont au rouge. Comme dans la plupart des pays de l’OCDE, une forte vague d’intensification du travail a été notée jusqu’au début des années 2000 (Askenazy, 2004). Particulièrement marquée en France, cette intensification participe des relativement bonnes performances de la France en termes de productivité horaire du travail. Mais elle a aussi été de pair avec une dégradation de la plupart des indicateurs sur les conditions de travail : pénibilité physique (y compris dans les services), charge mentale, autonomie. Certes, les accidents  du travail reculent. Mais les maladies professionnelles augmentent, sans que cela puisse être totalement expliqué par une meilleure prise en charge, d’autant que nombre d’observateurs s’inquiètent de la révélation de nouveaux symptômes (montée des cancers découverts ex post et dont l’origine professionnelle est probable, inquiétudes sur les risques liés aux nanotechnologies…). La montée de la précarité a un double effet négatif. On sait que les travailleurs précaires sont aussi ceux qui ont souvent les conditions de travail les plus dégradées. Et, face aux aspirations à un emploi stable, la précarité est génératrice à la fois d’angoisse et de moins de moyens pour agir sur sa santé, non seulement pour les précaires, mais aussi pour les travailleurs « stables » qui se sentant menacés, sont moins pugnaces sur leurs conditions de travail.

[1] BAREL Yves, « Le Grand Intégrateur », Connexions, n° 56, 1990 ; Dominique Méda, Le travail une valeur en voie de disparition, Flammarion, 1998.

Chapitre 9 – Gouverner autrement les entreprises 

Benjamin CORIAT, Thomas COUTROT, Roland PEREZ, Olivier WEINSTEIN[1]

Les discussions sur la crise et les conditions pour en sortir se sont  focalisées sur le système financier et les réformes à y introduire. Or la financiarisation de l’économie s’est traduite aussi par des transformations majeures des structures et des modes de fonctionnement des entreprises industrielles, qui participent de l’instabilité générale du système que nous connaissons aujourd’hui. Elles ont eu des conséquences majeures – et souvent désastreuses – sur l’évolution de nos économies : inégalités croissantes, instabilité et insécurité, désindustrialisation. Ces transformations ont concerné aussi bien ce qu’il est convenu d’appeler la « gouvernance » des entreprises – l’ensemble des règles et des normes censées régir le comportement des dirigeants d’entreprises – que les modes d’organisation et de gestion.  

La grande société par actions (la « corporation » dans la terminologie US) est, depuis le 19ème siècle l’institution centrale du capitalisme moderne, le cœur des systèmes productifs[2]. Jusqu’à la fin des années 1970, elle a été marquée par une forme dominante, la grande entreprise souvent qualifiée de managériale et marquée par quelques traits majeurs :
– Le regroupement d’unités et activités multiples fortement intégrées dans une structure hiérarchique.
– Un mode spécifique d’organisation et gestion du travail fondé sur un contrôle administratif, avec un fort degré d’intégration des salariés dans l’entreprise.
– Un mode de gouvernance spécifique, marqué par un fort pouvoir managérial dans un contexte où était consommée la séparation entre la propriété du capital (entre les mains des actionnaires) et le « contrôle » c'est-à-dire la gestion de l’entreprise[3]. Ce mode de gouvernance était marqué par  une forte autonomie des dirigeants à l’égard des actionnaires et, trait non moins important, une gestion tournée de manière privilégiée vers la croissance de l’entreprise.

C’est dans les décennies qui ont suivi la 2ème guerre mondiale que cette entreprise « managériale » a trouvé sa forme achevée, comme composante centrale des systèmes de production « fordistes ». Cela dans le cadre d'économies où l’action publique jouait un rôle central dans la croissance.

Cette organisation de l’économie s’accompagnait d’une certaine vision de l'entreprise conçue comme « institution sociale » et comme une entité propre. Les managers se devaient d'être au service de l'entreprise (et par là, assurer dans une certaine mesure des compromis entre les diverses parties prenantes qui la composent). C’est ce système qui va être détruit à partir des années 1980 par la financiarisation des entreprises et le passage du capitalisme managérial à un capitalisme financiarisé, permis et soutenu par les politiques de déréglementation inspirées par les idéologies néo-libérales montantes.

Dans une première section nous présentons les grands traits de la financiarisation de la grande « corporation » et les conditions dans lesquelles la finance et ses acteurs ont établi des modes de gouvernance conformes à leurs objectifs et à leurs intérêts

Dans une deuxième section nous indiquons quelques pistes permettant de rompre avec cette forme de gouvernance pour restituer à l’entreprise sa dimension d’institution assumant une double responsabilité sociale et environnementale.

[1] Les auteurs tiennent à remercier tout particulièrement Antoine Rebérioux pour ses contributions à ce chapitre et Christopher Lantenois qui a effectué les calculs présentés dans les graphiques insérés dans ce texte

[2] Sur l’analyse des caractères de la grande entreprise managériale puis de sa décomposition  depuis les années 1980,  on pourra se reporter à O. Weinstein, Pouvoir, Finance et Connaissance. Les transformations de l’entreprise capitaliste entre XXe et XXIe siècle, éditions La Découverte, Paris, 2010.

[3] Comme montré dans l’ouvrage célèbre de Berle et Means, en 1932.

Chapitre 10 – Pour un système de financement émancipé des marchés financiers

Frédéric Boccara, Edwin Le Heron, Dominique Plihon

Depuis le début des années 1980, le capitalisme financiarisé a profondément changé le système bancaire et financier des pays développés en le rendant totalement dépendant des marchés financiers. Une fois de plus, l'efficience et l'autorégulation des marchés n'ont pas été au rendez-vous, nous conduisant à une succession de crises financières (junk bonds, bulle internet, subprimes, dettes publiques) touchant depuis 2008 l'économie réelle comme jamais depuis la crise de 1929. Il est temps de repenser l'organisation du crédit, de ramener les banques à leur vrai métier et de revoir le fonctionnement de la Banque centrale européenne et sa politique monétaire.

Une nouvelle organisation du crédit

En s'éloignant de leur métier qui consistait, par l'attribution de crédits aux entreprises et aux ménages, à évaluer et à porter les risques, les banques ont été perverties par la finance de marché.

Les banques perverties par la finance, s’éloignent de leur métier de banquier …

Depuis les débuts de la globalisation financière il y a trois décennies, le secteur de la banque a subi une double transformation qui a radicalement changé son rôle et sa place dans nos économies. En premier lieu, le contenu de l’activité des banques s’est profondément élargi et modifié. Nous sommes désormais en présence de conglomérats financiers de taille considérable, tels BNP – Paribas, Société Générale ou HSBC, qui sont actifs sur tous les métiers de la finance (la banque, l’assurance, les activités de marché). Le métier de banque de détail, qui consiste à distribuer des crédits et à collecter des dépôts, et qui était le cœur de l’activité bancaire, a vu sa part décroître. Actuellement, les banques sont présentes sur une soixantaine de métiers différents allant du financement du crédit-bail, au LBO et à la gestion des SICAV[1], en passant par les opérations d’assurance. L’un des grands changements a été le développement de la finance de marché : les banques se sont ruées sur la Bourse et sur les marchés de produits dérivés et structurés, résultant notamment de la titrisation. Innovation financière majeure, la titrisation consiste à transformer des crédits bancaires en titres négociables sur un marché financier et vendus à des investisseurs, ce qui permet de transférer du crédit du bilan des banques vers celui d’institutions non bancaires (investisseurs). Les banques se sont ainsi éloignées du modèle traditionnel, celui du « originate to hold », où elles accordent les crédits et les gardent dans leur bilan en contrôlant le comportement et les résultats de l’emprunteur. La titrisation a favorisé l’adoption d’un modèle nouveau, celui du « originate, repackage and sell », où les crédits sont certes accordés par les banques, mais avec l’idée de les restructurer et de les vendre au plus vite. La titrisation supprime le suivi du risque bancaire, et incite les banques à distribuer des crédits plus risqués avec des taux d'intérêt plus élevés. Au total, les banques remplissent de moins en moins leurs deux fonctions principales, qui sont de financer l’économie et de contrôler les risques. Ces fonctions sont transférées aux marchés dont la crise a montré qu'ils avaient le plus grand mal à évaluer correctement les risques sous-jacents aux actifs financiers.

[1] Crédit-bail : ou leasing, technique de crédit dans laquelle le prêteur offre à l’emprunteur la location d’un bien, assortie d’une promesse unilatérale de vente, qui peut se dénouer par le transfert de la propriété à l’emprunteur. LBO : leverage buy out, technique qui permet à des investisseurs d’acheter des entreprises en s’endettant à des taux d’intérêt bas, leur "restructuration" devant payer cet endettement.

SICAV : sociétés d’investissement à capital variable qui placent l’épargne des ménages sous forme de titres.

Chapitre 11 – L’effarante passivité de la « re-régulation financière »

Frédéric Lordon (CNRS, CEESP-CSE, Université Paris-1)

Il ne faut pas être trop facilement enclin au sentiment du désespoir pour regarder d’un œil à peu près serein le paysage de la « re-régulation financière ». Il est donc avéré qu’on ne peut compter sur le secours d’aucune loi naturelle de proportionnalité par laquelle un événement extrême appellerait nécessairement une réponse de même calibre : la crise financière la plus dévastatrice de l’histoire du capitalisme a débouché sur… rien (ou presque). Il y a de quoi rester sidéré par la nullité de la réponse – en fait de quoi y voir la profondeur d’incrustation d’un certain bloc hégémonique, qu’on ne réduira pas simplement au « lobby de la finance », mais qui consiste plutôt en une interpénétration complète, une symbiose organique des élites politiques, administratives et financières, les mêmes individus circulant indifféremment d’une sphère à l’autre, pour y tenir successivement tous les rôles mais toujours au service d’une même vision du monde. Ainsi la démonstration en vraie grandeur, et même à une échelle sans précédent, des pouvoirs de destruction de la finance libéralisée n’a pas réussi à entamer si peu que ce soit l’« évidence » d’une économie dominée par les marchés de capitaux. A aucun moment ne vient dans aucun discours public l’idée que ces marchés sont le problème. Il n’est question que d’en améliorer marginalement le fonctionnement, d’en tempérer les légers débordements, jamais de remettre en cause fondamentalement l’idée, désormais tenue pour une sorte de vérité naturelle, qu’ils seraient l’unique moyen d’organiser le financement des activités économiques.

C’est à la lumière de ce complexe, mêlant de très puissants intérêts matériels, bien décidés à ne rien lâcher, et cette croyance cardinale désormais partagée au-delà de leur périmètre immédiat, qu’il faut comprendre l’étonnante passivité de la réponse politique à une crise financière géante, dont les développements au surplus sont loin d’être achevés. Sans qu’il y ait lieu d’en être surpris, le réel s’apprête déjà à se venger, car l’effarante inaction publique depuis 2008 a pour seul effet que le système financier se trouve toujours dans le même état d’extrême instabilité au moment où un nouveau choc, celui des dettes souveraines après celui des dettes immobilières, menace de l’effondrer à nouveau – et cette fois sans plus de filet de sécurité puisque, par construction, l’Etat-sauveteur est désormais aux abonnés absents… On en vient d’ailleurs presque à se demander s’il ne faut pas souhaiter la survenue de ce nouveau séisme – celui-là serait définitif – pour qu’enfin il se passe « quelque chose » puisque décidément le degré d’incrustation d’une formation idéologique se mesure à l’intensité des chocs nécessaires pour provoquer une (vraie) réaction… et que celui de 2007-2008, pourtant d’une magnitude historique, n’a visiblement pas suffi. Pour l’heure en tout cas, il faut d’abord faire le bilan des impasses, volontaires ou inconscientes, et des contresens, réels ou simulés, dans lesquels s’agite la pantomime de la « re-régulation » – avant de proposer ce qui pourrait être fait si une volonté politique à la hauteur de l’évènement se faisait connaître.