D’autres politiques économiques sont possibles

Adhérer

Une chronique de Jonathan Marie sur le blog Mediapart des Economistes atterrés

Jonathan Marie, membre du collectif d’animation des Économistes atterrés, explique que rien ne justifie le refus de rétablir des mécanismes d’indexation des salaires sur les prix afin de limiter les effets de l’inflation sur les revenus les plus faibles, sinon à valider une répartition des revenus de plus en plus défavorable au travail et donc en faveur du capital.

L’IFOP publie le 20 octobre les résultats d’un sondage effectué auprès d’un échantillon de 1013 personnes, estimé représentatif de la population française.

Les résultats sont sans appel. 87 % des personnes interrogées sont en accord avec la proposition suivante : Vous personnellement, souhaitez-vous que les salaires soient indexés sur l’inflation comme c’était le cas jusqu’en 1982 ?

L’inflation élevée observée depuis l’année 2021, établie en France à 5,6 % sur un an pour le mois de septembre 2022 selon l’INSEE et d’après l’indice des prix à la consommation, explique cette adhésion : l’inflation a des effets négatifs sur le pouvoir d’achat (qui se contracterait en 2023 selon l’OFCE) et elle est particulièrement supportée par la majorité des ménages, qui vivent de revenus tirés du travail et non du capital.

L’indexation des salaires, c’est un mécanisme qui permet que les salaires soient réévalués périodiquement et automatiquement suite à l’inflation. L’indexation des salaires ne déclenche donc pas de hausse du salaire réel, de hausse du pouvoir d’achat. C’est en quelque sorte une mesure défensive face aux effets de l’inflation (on cherche à rétablir le salaire réel tel qu’il était avant la hausse de prix). Cette mesure est ainsi absolument nécessaire pour les revenus sociaux et les salaires les plus faibles, ne serait-ce que pour des raisons de justice sociale. D’ailleurs, si l’indexation généralisée a été démantelée en 1982 en France[1], le SMIC est lui toujours indexé.  

Les arguments pour rejeter l’indexation ne sont pas convaincants

Dotée de telles vertus, tellement populaire, pourquoi l’indexation n’est-elle pas immédiatement rétablie ? Deux arguments sont avancés par les pourfendeurs de l’indexation.

D’abord, l’indexation déclencherait une boucle « prix-salaires » qui deviendrait incontrôlable. Cet argument ne tient pas. Il faut déjà rappeler que l’inflation actuelle n’est pas provoquée par la hausse des salaires[2]. Surtout, l’indexation est rétroactive : par ce mécanisme, les salaires nominaux sont réévalués après que l’inflation ait été observée. En deuxième tour, l’inflation ne va augmenter à nouveau, et donc suite à l’augmentation des salaires nominaux déclenchée par l’indexation, qu’à condition que les firmes augmentent à nouveau les prix. On peut tout à fait faire en sorte que des mécanismes de contrôles de prix ou de taxation des sur-profits soient mis en place pour limiter l’incitation à augmenter les prix. Certes, l’indexation tend à rendre l’inflation plus inertielle, mais l’effet sur les revenus réels (revenus du travail comme du capital) de celle-ci est ainsi mieux réparti. Depuis 2021, en l’absence d’indexation et mécaniquement, l’inflation a accru les inégalités de revenus, en faveur des revenus du capital.

Très souvent la situation actuelle est comparée à la situation des années 1970 pour justifier qu’on ne doive pas revenir à l’indexation, pour ne pas déclencher la boucle prix-salaires. Les années 1970 sont ainsi mobilisées pour activer la peur de l’inflation. Certes, il y a un point commun entre les deux périodes : l’inflation a été provoquée par un choc des prix de l’énergie. Mais la comparaison s’arrête là : dans les années 1970, le pouvoir de négociation des travailleurs était historiquement très fort, incomparable avec celui qu’on observe aujourd’hui. La part des salaires dans le PIB était beaucoup plus importante qu’aujourd’hui (voir la note des Économistes atterrés de février 2022 « L’inflation ? Une question de répartition »). Cette boucle prix-salaires était provoquée par cette puissance collective des travailleurs, pas par l’indexation elle-même[3]. Il n’y a donc aucune raison de refuser la remise en place de l’indexation des salaires en raison de la crainte de la boucle prix-salaires.

Le deuxième argument contre l’indexation s’établit sur les risques de perte de compétitivité internationale de l’économie qui adopte un tel mécanisme. Cet argument repose sur une vision étroite de la compétitivité, qui serait déclenchée uniquement par le coût du travail. La compétitivité repose sur d’autres facteurs : l’investissement des entreprises, l’innovation, le bien-être au travail, etc. Au-delà de cette discussion, on pourra surtout aujourd’hui rétorquer que, dans le cas français, l’inflation y est la plus faible d’Europe, ce qui devrait donc offrir des marges de manœuvre en termes de réévaluation nominale des salaires plus importantes.

L’indexation est nécessaire pour éviter une aggravation de la situation économique

En l’absence d’indexation des revenus du travail sur l’évolution des prix, le coût de l’inflation générée largement par la hausse des coûts de l’énergie est supporté par les salariés quand les revenus réels du capital sont globalement sauvegardés voire accrus. Cela provoque une hausse des inégalités, une aggravation de la précarité et évidemment une aggravation des tensions sociales.

Sur le plan purement économique, la situation actuelle favorise une réduction de l’activité économique, la consommation étant freinée par la réduction du revenu réel disponible de nombreux ménages. Ce risque est accru par la politique économique menée : la hausse des taux d’intérêt directeurs par la Banque centrale européenne, pour freiner l’inflation, a elle aussi des effets récessifs. Tout cela concourt à préparer une dégradation du marché de l’emploi et une hausse du chômage (ces enchaînements prévisibles expliquent que le FMI ait revu le 11 octobre dernier ses prévisions économiques pour 2023 à la baisse).

Cette situation est délétère : la politique économique doit être guidée par l’indispensable transition de nos modes de production et de consommation en lien avec la transition écologique, pas par une lutte aveugle contre l’inflation. Une consommation de produits de meilleure qualité et dont la production est plus respectueuse de l’environnement a souvent un prix supérieur à celui de produits conventionnels. Une baisse du revenu réel freine évidemment la possibilité de modifier son comportement de consommation. Du côté de la production, une dégradation de la conjoncture va décourager la mise en place d’investissements qui pourraient rendre les méthodes de production plus respectueuses de l’environnement. Une vraie politique de lutte contre l’inflation implique de réduire la vulnérabilité de l’économie aux chocs externes, qui sont à la base de l’inflation actuelle. Cela passe par une véritable politique structurelle. Il est aussi nécessaire de mettre en place une véritable politique de réduction des inégalités, y compris au sein des grilles salariales, en lien avec les impératifs écologiques ; les plus hauts revenus allant de pair avec des modes de vie incompatibles avec les contraintes environnementales.  

En définitive, le refus de l’indexation des revenus du travail sur l’évolution des prix ne s’explique que par une raison : en l’absence d’indexation des revenus du travail sur les prix, on valide le fait que le coût de l’inflation soit supportée par les travailleurs et non par le capital. En la refusant, on valide donc une répartition du revenu global particulièrement défavorable aux travailleurs

[1] Le Luxembourg, Malte ou la Belgique ont conservé des mécanismes d’indexation des salaires ; les taux d’inflation observés sont proches mais inférieurs à celui observé dans la zone euro pour les deux premiers, supérieur pour la Belgique. Les revenus réels des plus modestes y sont moins affectés par l’inflation. On ne peut absolument pas conclure que l’indexation des salaires génère dans ces économies des problèmes plus importants.

[2] L’inflation a progressé sous l’effet de la reprise économique après la crise du Covid-19, reprise qui a buté sur les difficultés de rétablissement des chaînes globales de valeur. Elle a été ensuite largement accrue par la guerre en Ukraine et ses effets sur les prix de l’énergie et de nombreuses matières premières. Le phénomène tend à être global.

[3] Le pouvoir de négociation des travailleurs, quand il est suffisamment élevé, permet de déclencher des augmentations de salaires supérieures au rythme de l’inflation. Cela était par exemple régulièrement observé dans les années 1960 en France, phénomène favorisé par la forte hausse de la productivité. L’indexation n’est pas ce mécanisme : elle permet de défendre le salaire réel ; ce mécanisme institutionnel, pour être généralisé, devrait être mis en œuvre par la loi.Recommandé (52)

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